Ces derniers jours en raison du départ de grands artistes, la rubrique relatant l’Histoire du Jazz ressemble plus à une liste d’avis de décès.
D’abord l’immense Quincy Jones, puis l’altiste Lou Donaldson suivis par le batteur Roy Haynes, un des derniers géants du Jazz.
Né en 1925, il commence sa carrière en pleine vague Be-Bop une époque détonante.
Il accompagne les grands représentants de ce courant émergent du milieu des années 40 à commencer par Charlie Parker en décembre 1949.
La même année, il accompagne aussi Stan Getz lors de sessions intitulées “Quartets” où son jeu séduit par sa sobriété et sa décontraction sur la cymbale et la charleston.
Avec Bird on le retrouve au Birdland en 1950, au cours duquel le saxophoniste est entouré du trompettiste Fats Navarro. Le jeune batteur joue sur quelques standards dont “Embraceable You” et se distingue par les crépitements sur la caisse claire.
En 1953 au Storyville, on l’entend sur quelques morceaux comme “Moose The Mooche”, une anatole jouée sur un tempo rapide, au cours duquel on entend la cymbale swinguer et la grosse caisse gronder. Sur la ballade “I’ll Walk Alone”, Roy utilise les balais en étant le plus fin possible.
Précisons que ce batteur a joué avec d’autres grands noms, des musiciens d’une grande importance dans la période de transition entre Swing et Be-Bop, comme Lester Young avec qui il joue en 1949.
Au Royal Roost club New Yorkais, le “Pres” est entouré du saxophone, de la trompette, du trombone, du piano et du jeune Roy. L’extrait de D.B Blues on Fire” est disponible sur le lien ci-dessous.
Dans un autre extrait qu’on peut trouver sur You Tube, le jeune batteur fut aux côtés de la grande Billie Holiday. Elle chante “Nice Work If You Can’t Get It”. Si on n’entend pas beaucoup la batterie, on perçoit tout de même le son de la charleston.
Sur “Too Marvelous For Words”, la contrebasse ronfle et la batterie joue en douceur pour mettre en relief la voix .
Avec Bud Powell, Roy enregistrera entre 1949 à 1951, un jazz énergique où l’inventivité du batteur est sollicitée, les balais sont comme un souffle.
Sur la session de Miles Davis de 1951 intitulée “Miles Davis And Horns”, la cymbale est intense sur “Morpheus”.
En 1955, Sarah Vaughan enregistre une session intitulée du même nom au cours de laquelle elle chante “Lullaby Of Birdland”.
Roy figure dans ce disque historique consacré aux standards. On y entend un batteur délicat sur les cymbales et la caisse claire.
Si je continue de dresser une liste exhaustive d’artistes qu’il a accompagnés, ce serait difficile tant il fut sollicité. Il est difficile de dénombrer le nombre de disques sur lesquels il joua.
Tempos medium ou rapides, la sonorité n’est jamais explosive, mais illustre l’écoute et le sens des nuances.
Nous avons cité les très grands comme Lester Young, Charlie Parker et Sarah Vaughan.
Son jeu très varié séduisait les musiciens qu’il accompagnait.
Du Hard Bop au Free, Roy Haynes était un batteur énergique qui combinait bien les différentes composantes de son instrument.
Sonny Stitt, Eddie Lockjaw Davis, J.J Johnson, autant de musiciens de Be-Bop que Roy entourait, des musiciens de sa génération, mais aussi de jazzmen plus jeunes dans les années 70 et 80.
Parmi ces collaborations, le batteur a participé à des chefs d’oeuvre.
“The Blues And The Abstract Truth” du saxophoniste Oliver Nelson en est un où l’on ressent une douceur du jeu sur les morceaux medium swing, comme sur les tempos rapides.
Sur “Stolen Moments”, le crépitement sur la caisse claire est magique. Même sur “Ho Down” au tempo rapide, le jeu est épuré.
Il accompagne en 1958 Thelonious Monk sur ses albums intitulés“Misterioso” et à “Thelonious In Action”.
Il participe à la session du Colosse Sonny Rollins sur son album “The Sound Of Sonny” dans lequel il laisse apprécier son drive cool même si son jeu est très contrôlé sur le plan du volume.
Vers le Free et l’exploration de contrées plus avant gardistes, Roy joue avec le pianiste Andrew Hill sur les albums “Black Fire”, “Smoke Stack” ou celui de “Roland Kirk, intitulé “Domino”.
Pour ce qui est de l’avant garde, il accompagne aussi Eric Dolphy notamment sur “Far Cry”.
En 1968, il participe au trio de Chick Corea et son disque “Now He Sings Now He Sobs”. L’interaction entre lui, Miroslav Vitous et le pianiste est de haute intensité.
Chick joue des notes enflammées dès le premier morceau. Le son sec sur la cymbale est d’une grande précision. Les interventions sont toutes différentes comme si chaque mesure était une surprise de plus.
Il jouera ensuite deux autres albums avec Chick sur ECM “Trio Music”, dont la version de “Round Midnight” est une des plus belles que j’ai écoutée.
Dans les années 90, il figure sur quelques albums que j’ai la chance d’avoir comme “Question And Answer” de Pat Metheny. Le disque s’ouvre par quelques mesures de batterie, où le jeu à la caisse claire et aux cymbales sont un exemple de sobriété. A la fin du disque, bien que le titre “Three Flight Up” soit en up-swing, j’aime la discrétion de ce musicien.
En 1994, il forme avec Charlie Haden la section rythmique de Kenny Barron sur son disque “Wanton Spirit”, un superbe disque en trio. Les solos sont toujours axés principalement sur la caisse claire que le batteur caresse en restant souple.
Le thème “Madman” laisse entendre tous les rythmes complexes, précis et subtils.
En 1995, il accompagne les prestigieux Michel Petrucciani et Stephane Grappelli sur l’album “Flamingo”. Le jeu en finesse se marie très bien avec la contrebasse de George Mraz. Le piano et le violon ont en fond une rythmique toujours à l’écoute et presque en retrait.
Un autre grand disque qui frise l’exceptionnel est l’opus “Like Minds” de Gary Burton en 1999. Roy joue des polyrythmies grandioses sur les thèmes en trois temps, “Question And Answer”, “For A Thousand Years” et “Windows”.
Par son jeu basé sur la variété rythmique il stimule les grands solistes de cet album le vibraphoniste, le pianiste Chick Corea et le guitariste Pat Metheny.
De nombreuses surprises rythmiques étaient l’empreinte de ce grand batteur à l’energie incroyable. Il avait une frappe nette, percussive sur la caisse claire. Il pouvait lancer des rythmes à haut débit et surtout aller chercher des rythmes différents Il pouvait changer à chaque mesure.
En tant que leader, Roy Haynes a réalisé de très beaux opus considérés comme très importants dans le Jazz.
Le disque “We Three” de 1958 en trio avec le pianiste Phineas Newborn et le contrebassiste Paul Chambers commence par le thème “Reflections”, au rythme fin et précis. Le batteur accentue et suit avec le contrebassiste les nombreuses mises en place dont certaines sont syncopées. Roy fait scintiller les cymbales. La charleston est moelleuse sur un morceau comme “Sugar Ray”. Sur le dernier morceau, on entend toujours ce son sur la caisse claire franc et dynamique.
Le groove, Roy le tient et le joue à merveille, si vous écoutez le premier morceau “Down Home” de “Just Us” de 1960. Le solo en retenue sur “Well Now” est un modèle en lui même, une frappe suspendue fine et douce. Des toms à la caisse claire, le batteur livre un solo où la puissance n’est pas pour lui l’essentiel.
“Cymbalism” porte bien son nom, le swing est moelleux communicatif.
En leader, il grava en 1962 chez Impulse “Out of The Afternoon”, un disque historique aux confins d’un Hard Bop épuré et des séquences quelque peu Free.
Écoutez le morceau d’ouverture “Moon Ray”, un thème doux aux accents Blues.
Roy développe un jeu tout en nuances, doux et surtout pas agressif.
Le trois temps de “Fly Me To The Moon” est joué avec souplesse, les roulements sur la caisse claire, la luminosité de la cymbale. Par la présence de Roland Kirk, la musique de Roy effleure le Free dans le morceau “Raoul”. Ses frappes sont toujours contenues, contrairement à d’autres batteurs. Tandis que Roland Kirk est presque en transe sur “Long Wharf”, Roy est tranquille dans le jeu avec un toucher presque léger.
La batterie commence sobrement puis le saxophone se place avec douceur. Sur le titre “Some Other Spring”, on écoute un batteur qui ne s’emballe jamais, qui n’en fait pas trop.
Le disque “Cracklin” de 1963 commence sur les chapeaux de roue, par un tempo up swing que la flamme du batteur maintient.
La partie de batterie sur “Dorian” thème en trois temps est fine, précise,variée, le swing est lumineux sur “Sketch Of Melba”.
Le batteur se tourne vers les rythmes Soul d’après ce qu’on entend sur “Honeydew”.
Il reprend “Sous le Ciel de Paris” traduit en “Under The Paris Skies” dont la mélodie est interprétée par le saxophoniste Booker Ervin au son puissant. Écoutez la variété du jeu de Roy entre cymbales et caisse claire.
Son disque “Cymbalism” démarre par des roulements et un riff de piano redondant.
Le batteur était non seulement doté du sens de l’improvisation mais il était attiré par la Soul.
La même année, sa participation au quartet de John Coltrane en remplacement d’Elvin Jones est historique. Lors du live “Newport 63”, on peut s’amuser à déceler la différence de style avec Elvin Jones.
Tandis que la fougue vient du saxophoniste, le batteur joue avec décontraction sans monter trop au niveau du volume. Au moment de “My Favorite Things”, le jeu se base sur la variation constante des cellules rythmiques.
Le tempo rapide d’”Impressions” donne un aperçu intéressant du jeu surprenant.
Dans les années 70, le disque “Senyah” démarre par un magnifique instant à la sonorité Blues. Le saxophone et la trompette partent dans des envolées lyriques sur fond de roulements. L’esthétique se rapproche ici du Jazz Funk. Roy continue d’explorer ce style du Jazz Soul Funk dans l’album “Thank You Thank You”. Il revient aux sources avec un morceau aux racines Africaines “Processional”, qui n’est joué qu’à la batterie et à la percussion.
Le morceau “Sweet Song” est d’une délicatesse absolue, ambiance créée par la sensibilité du vibraphoniste Bobby Hutcherson et du pianiste Stanley Cowell.
Ce disque de 1977 est un bon album, dans lequel Roy montre l’étendue de son approche, entre Swing er Groove.
Dans les années 80, il produit des disques entouré de jeunes artistes tels le pianiste David Kikosky et le saxophoniste Ralph Moore. “Limehouse Blues” impressionne par le swing, la vitesse et les variations rythmiques très nombreuses.
Le Hard Bop qu’enregistre Roy Haynes montre bien son attachement à la musique dans laquelle il a baigné. Le drive est discret et la polyrythmie ressort comme une façon de ressentir la musique.
En leader, il enregistre dans les années 90 des très beaux albums à la forte connotation Hard Bop, un Jazz qui a incorporé les éléments du Be-Bop mêlés à un côté Blues.
Dans “Praise” en 1998, “Mirror Mirror” de Chick Corea est joué avec calme. On entend le batteur faire des vocalises sur le second morceau “After Sunrise”, aux accents solennels puisant dans les régions d’Afrique. L’Afrique résonne encore et toujours sur le morceau “The Shades Of Senegal” où nous sommes transportés vers ce continent berceau des rythmes.
Dans la finesse toujours, Roy enregistre en 1999 avec Danilo Perez et John Patitucci, où les espaces se créent propices à la rencontre des sons.
La variation perpétuelle donne lieu à une version en apesanteur de “Question And Answer” de Pat Metheny. Le thème est joué d’abord par le pianiste puis par le contrebassiste. L’interplay, l’écoute mutuelle est magnifique.
La direction de Danilo Perez en solo est la recherche de l’émotion du motif qui touche.
Sur “Bright Mississipi” les instrumentistes se répondent, se surprennent.
Ce trio réarrange déstructure explore.
Dans un style plus classique, Roy s’entourera de Kenny Garrett, Dave Kikosky Roy Hargrove et Dave Holland pour un hommage au Bird intitulé “Birds Of Feather” en 2001.
En 2002 “Love Letters” est réalisé en compagnie de Chris Mcbride, John Scofield Joshua Redman et Dave Kikoski.
La version d’”Afro Blue” de Mongo Santamaria est interprétée avec classe et élégance par John Scofield, accompagné magistralement par Roy Haynes qui varie comme à son habitude.
J’aime aussi beaucoup la version du morceau de Benny Goodman, “Stompin At The Savoy” jouée en toute subtilité par le guitariste et une section rythmique très cool. Le drive sur la ride est synonyme de décontraction.
En 2006, on retrouve dès les premières secondes sa qualité de frappe légère sur la cymbale, mais énergique sur la caisse claire. Il donne l’impulsion à de jeunes solistes comme Jaleel Shaw sur le disque “Whereas”.
“Mr P.C” de Coltrane enflamme le public.
Roy joue un solo qui groove terriblement qui s’intitule “Hippidy Hop”.
La charleston est bouillonnante pendant près de sept minutes où on entend aussi des frappes sur la caisse claire.
Le batteur aimait Pat Metheny, puisque sur ce disque figure une version de “James”, très belle mélodie écrite au début des années 80.
Sur cet album figurent “Segment” de Charlie Parker, “Bemsha Swing” de Monk et “Inner Urge” de Joe Henderson.
Le thème de Thelonious est interprété dans l’esprit, la batterie toujours aussi surprenante par les ruptures, les roulements et autres placements subtils. Le jeu est aiguisé, cool sur le thème “Inner Urge”. Les interventions ne couvrent pas les autres instruments.
La souplesse du drive est magique sur “Segment”.
En 2012 sort “Roy-Alty”, un album qui des le premiers instants nous emmène vers le Hard Bop à la Jazz Messengers. On entend la Soul mais aussi du swing en suspension, ce toucher qui n’a rien perdu de sa superbe.
Imprégné de Be-Bop, Roy invite Chick Corea sur “Off Minor”, où les dissonances harmoniques rebondissent sur les variations rythmiques du batteur.
Créatif, inventif, le batteur aura toute sa vie en quête de mouvement. Avec de nombreuses idées et de conception des rythmes, il semble ne jamais jouer deux fois la même chose. Il varie constamment d’une mesure à l’autre, donnant un effet de surprise et en même temps beaucoup d’espace aux solistes.
Son jeu était moins percutant que celui d’un batteur comme Elvin Jones, mais il savait installer les tensions rythmiques et créer une énergie. Maître des polyrythmies, Roy Haynes aimait la surprise et la variation. Un des plus grands batteurs de l’histoire du Jazz vient de s’éteindre, un musicien qui a écrit à lui tout seul des pages entières de cette exceptionnelle musique!
Je laisse deux liens, la version d’”Off Minor” jouée avec Chick Corea, ainsi que la version de “Question And Answer” jouée avec Danilo Perez et John Patitucci.