L’album dont je vous parle aujourd’hui est un enregistrement live de 1995 de deux grands Jazzmen qu’on peut classer à l’avant garde, le saxophoniste Steve Lacy et le pianiste Mal Waldron.
Le saxophoniste Américain est un aventurier des harmonies et des sons. En compagnie du pianiste qui joue sur les dissonances, l’ambiance est Monkienne, traversée par des tensions harmoniques dès les premiers instants de la composition originale “What It Is”.
Les notes graves sont plaquées avec force, ce qui amplifie l’impression d’angoisse.
Au soprano, les notes flamboyantes ont de la vigueur mais contiennent elles aussi du mystère. Le soprano cherche explore lance des salves sur fond de voicings à l’harmonie modale évoquant l’angoisse.
La musique du saxophoniste est proche du Free, tant ses trajectoires sont énigmatiques sur le plan mélodique que sur le plan harmonique.
Un piano qui triture les harmonies comme un avant-gardiste, un sax qui suit des chemins peu empruntés, voilà ce que nous proposent ces deux aventuriers.
Mal Waldron reste sur les accords avance explore revient. Après ces solos sur des harmonies très modernes, le contrebassiste Reggie Workman improvise tout seul avant qu’Andrew Cyrille ne prenne un solo des plus explosifs.
Monk est à l’honneur avec “Epistrophy”. Mal Waldron avance à petits pas en agençant les accords. Le soprano déroule le thème d’abord intrigant puis pétillant de swing.
Sur le thème suivant “Longing” la main gauche de Mal Waldron est sollicitée pour jouer le motif sombre. Le saxophone lâche des notes intrigantes. La rythmique contrebasse batterie joue l’abstraction, la suspension de l’instant, quelque chose de trouble, pendant que le pianiste erre sur ses touches pour une séquence des plus mystérieuses. La contrebasse sanglote par ces notes jouées à l’archet. S’inscrivant dans l’avant garde dans une esthétique particulière, ce Jazz Modal se rapproche du Free.
Au tempo swing médium, une autre composition de Thelonious Monk “Monk’s Dream”, une mélodie amusante. Le saxophoniste joue parfois “out”, mais son improvisation est assez mélodique. Le pianiste sans démonstration technique, se laisse aller au gré des notes mélodieuses.
Le contrebassiste Reggie Workman commence à l’archet la composition qui suit, intitulée “Variation Of III”. Les accords de piano, la batterie, le soprano et la contrebasse, jouent une séquence destructurée, révélatrice de ce qu’est le Free. Les voicings sont plaqués avec dynamisme et la trajectoire indique de la part du pianiste un goût pour l’inconnu et l’aventure.
Le soprano part en croches, construit un discours mélodieux puis s’envole vite vers des tourbillons de notes qui maintiennent la tension.
Le medley “Snake Out/Variations On A The By Cecil Taylor” commence par un motif de piano en pentatoniques, rappelant l’esprit Coltranien qui se retrouve aussi dans le style et le jeu de soprano. Il s’oriente vers des phrases Free soutenues par une rythmique nerveuse. Le soprano rentre en fusion totale par les notes qu’il joue, la tessiture qu’il atteint. Steve Lacy tire avec lui la rythmique que forme Reggie Workman et Andrew Cyrille.
Le contrebassiste navigue sur son manche et délivre des notes âpres et rugueuses. Les cordes claquent, les notes grondent. Jouant tout seul pendant le solo, il est rejoint ensuite par la batterie qui elle aussi, délivre sa part de mystère à travers ses fûts et ses impros sur les toms.
Enfin, Mal Waldron reprend la suite par des notes bien lourdes et graves sans être accompagné. Lyrique, il plaque une suite d’accords romantiques avec un jeu quelque peu percussif en solo.
La suite d’accords est un hommage à Cécil Taylor. J’entends un peu de Bill Evans dans quelques notes et du Horace Silver me rappelant sa ballade “Lonely Woman”.
Au fil de l’impro, j’entends des plans Blues des passages tristes et des moments d’espoir.
Il reste souvent sur la même pédale de basse. Le sax reprend ce thème orageux et tumultueux.
Le pianiste et le saxophoniste repoussent les formes de l’esthétique moderne par des contorsions harmoniques et des aventures rythmiques sans limites, rendues possibles par le jeu de batterie et de contrebasse. Les explorations sont menées par quatre musiciens dont le degré d’interaction indique leur très grand niveau.
Ce qui est très beau dans cet album, c’est la prise de risques, la proposition de choses insolites.