Hier soir avant d’entendre l’hommage à Ornette Coleman par le saxophoniste Pierrick Pedron, le public a eu la belle surprise d’entendre un groupe d’élèves de l’IMFP en première partie.
Sur scène, une jeune chanteuse entourée de jeunes musiciens eux aussi, interprètent standards de Jazz ainsi que des compositions plus modernes.
Le concert s’ouvre par “Peggy’s Blues Skylight”, un thème de Charles Mingus qu’exposent la chanteuse Auriane Soumier et la saxophoniste altiste Maya Calvet-Bette. J’aime dès les premiers instants, le swing du groupe, sur lequel se tisse cette mélodie raffinée. Le grain de voix et le son de l’alto sont de la dentelle et mettent en valeur les nombreuses notes syncopées de la mélodie. La rythmique accentue les pêches qui ravivent ce swing sobre, mais entraînant. L’altiste part la première en improvisation, déroulant de jolis motifs en douceur, puis le pianiste Nicolas Bonijol prend la suite, en jouant lui aussi, des phrases chantantes. Au cours du solo de contrebasse de Yann Kamoun, les voicings de guitare de Dylan Pocorny s’intercalent entre les notes de contrebasse.
Le swing est toujours dynamique et bien présent sur un thème du contrebassiste Sam Jones, construit sur de nombreuses cadences en II V.
Les phrases de l’alto sont aériennes, donnant la sensation d’altitude. Je reconnais au début du solo, un clin d’oeil à “C Jam Blues”. Le sax monte en intensité et la sonorité m’évoque par moments Cannonball Adderley. Auriane part ensuite en scat, une séquence pleine de délicatesse, où elle s’appuie sur les temps et fait danser les croches. Lors du solo de guitare, phrases en single notes et voicings se relaient avec quelques pointes de Blues.
La fin du morceau est faite de solos croisés entre le thème et des improvisations de quatre mesures à la batterie. Le thème est repris à trois par la guitare, le sax et la voix.
Sortant des standards, la chanteuse présente le thème “November 15th” signé Kenny Garrett. Là encore, la chanteuse et la saxophoniste tissent avec élégance cette mélodie planante et pleine d’espoir. Le batteur @Till Ann Filck relance, la guitare est discrète.
L’altiste est souple dans la sonorité, part tranquillement puis monte en puissance.
Au piano, le toucher est léger, les notes sautillent, entrecoupées d’accords.
Ces jeunes musiciens montrent une certaine sagesse dans le jeu, ne cherchent pas à impressionner mais à émouvoir par des improvisations L’unisson est magnifique et quelques notes sont même harmonisées.
Pour le morceau suivant, “Widows Walk” signé Rick Margitza, un souffle sonore se lève, les accents de l’Orient arrivent à pas feutrés. Sur un rythme binaire, la mélodie se déploie diffusant nostalgie et sentiments. Les trajectoires vocales émouvantes sont soutenues par des notes de guitare à la fois jazzy et Blues. En toile de fond, la rythmique impulse une belle énergie pour une mélodie hypnotique. La voix est lyrique, émouvante, la guitare envoie des notes fluides dans un style Bensonien, aux nombreux motifs Blues. Le pianiste place à merveille ses accords à la main gauche et déroule des notes sensuelles.
La mélodie est très touchante et nous enveloppe par son raffinement.
Cette formation conclut ce premier set par un morceau Up Swing qui décoiffe, “I Get A Kick Out Of You”. La formation suit la version de Clifford Brown et Max Roach, jouée à grande vitesse basée sur une polyrythmie, consistant en un passage entre le quatre temps et le trois temps.
Malgré l’énergie qui se dégage, l’altiste fait toujours preuve de sobriété et démarre le morceau par quelques notes accompagnées d’une rythmique qui installe un climat abstrait.
La chanteuse lance des motifs qui respirent, malgré la vitesse. La guitare joue des phrases Be-Bop et la décontraction du jeu de piano m’étonne.
Ce groupe s’est distingué par des interprétations délicates, même lorsque le swing et la vitesse du tempo est à haut niveau. Ces artistes ont beaucoup de maturité et quelque soit les tempos a joué avec élégance ce répertoire.
En seconde partie, c’est une invitation à l’exploration d’un des courants les plus modernes du Jazz, un voyage vers les limites harmoniques, au delà du tonal et du modal.
L’altiste Pierrick Pedron revisite la musique d’Ornette Coleman, en présentant sa lecture de “The Shape Of Jazz To Come”, en y accolant sa propre empreinte.
Après quelques minutes que je trouve hermétiques, je suis finalement captivé par les notes de saxophone qui se dégagent, telles des sanglots. Une fois que cette séquence lyrique est passée surgissent la batterie, la contrebasse et le piano et tous les trois déploient alors un souffle terrible.
Les harmonies sont libres ouvertes, les accords de piano de Carl-Henri Morisset, mystérieux et fascinants par leur placements et leur puissance.
Dans ce décor sonore, le saxophoniste à la sonorité Parkerienne repousse les limites de l’harmonie et de la sonorité. Si on perçoit une déstructuration amenant une abstraction, l’interplay est intense, révélant la complicité entre les musiciens. Sur le plan harmonico rythmique, les musiciens se retrouvent toujours dans cette esthétique Free Jazz. Les frappes du batteur Elie Martin-Charrière sont précises, les arpèges apparaissent méandreux. Entre les tensions harmoniques, le saxophone verse parfois des notes émouvantes.
Après “Lonely Woman”, le voyage se poursuit, déconcertant mais captivant. S’ouvre un dialogue entre le sax et le piano en ouverture d’”Eventually”.
Les arpèges de piano évoquent l’espace, la gravité et la profondeur. Une énergie, une tornade est en train de monter. Le piano ensoleille le climat, la batterie scintille, la contrebasse gronde. La température monte rapidement. On est dans une musique telle un volcan qui déborde, un ouragan sonore. Le thème est un débit de notes très rapide joué par le piano et le saxophone.
J’apprécie beaucoup la séquence de piano qui s’approche du ragtime, le piano stride dont le pionnier fut Art Tatum. Ces accords évoquent également Monk.
La technique du pianiste est époustouflante, l’esthétique du solo presque baroque, en ce qui concerne les flux de notes. Très sophistiquées, les phrases entraînent avec elles la batterie et la contrebasse qui fusionnent pour créer un climat brûlant.
C’est aussi une particularité de la musique d’Ornette que d’inclure des variations abruptes de tempo. Le saxophoniste rentre à nouveau dans l’arène, pour un solo à une vitesse hallucinante. Il emmène avec lui la rythmique, jusqu’à un point de rupture.
Sur le tempo rapide, le pianiste joue à nouveau une séquence en ragtime, avant de lancer des arpèges et accords plus modernes. L’ambiance devient plus apaisée, le groove est présent.
Le pianiste et le contrebassiste introduisent le troisième morceau, par des notes qu’il jouent à l’unisson, en installant une tourne sur un motif en pentatoniques. La rythmique se distingue encore par sa sobriété. La cymbale scintille, les arpèges s’immiscent doucement et le contrebassiste Thomas Bramerie, atteint toujours la rondeur et la profondeur.
Au piano, le toucher est d’une douceur magnifique et les trajectoires de ses phrases, sont tout simplement magnifiques. La rythmique vient vers le groove, pendant que le pianiste triture des voicings.
Pierrick Pedron sur cette rythmique qui devient ensuite plus énergique, cherche l’émotion et emmène avec lui ses sidemen, dans une tornade sonore. L’altiste repousse les limites de la sonorité, explore les aigues et cherche sans cesse des nouvelles directions.
En ouverture du morceau suivant, le batteur détruit tout sur son passage de la caisse claire aux cymbales, en passant par la grosse caisse. Les roulements et les peches sont explosives.
Toujours entre tensions et respirations, le thème est émouvant sur certaines séquences. Au saxophone, les notes se marient bien avec les notes du pianiste.
Le piano prend le relais en jouant des accords d’une grande portée émotionnelle, soutenus par une contrebasse et une batterie, qui laissent des espaces.
Le pianiste choisit chaque note avec un sens mélodique rare.
Le saxophoniste m’interpelle par les débits des phrases, mais aussi par des notes qu’il met en valeur. Avec le saxophoniste, on est toujours entre le calme et la tempête.
C’est un véritable envol que propose le quartet vers un autre monde harmonique.
Pour terminer cette aventure musicale hors du commun, Pierrick Pedron et ses compagnons revisitent un thème de Depeche Mode “Enjoy the Silence”.
Une fois de plus, je suis touché par la grande sensibilité du piano et son groove tout en retenue. La contrebasse et la batterie sont à l’écoute, tentent des décalages, créent la surprise.
Au saxophone, il magnifie la mélodie par ses harmonisations et me rappelle d’un certain côté David Sanborn.
L’altiste et ses compagnons de route ont montré une communion absolue, ont créé une déflagration sonore, tout en restant fidèles à l’esprit d’Ornette Coleman. Ce sont des moments d’énergie incroyables, alternant avec des moments doux, quelquefois poétiques. Le saxophoniste est en quête perpétuelle d’harmonies et de sons nouveaux et n’hésite pas à mettre en avant ses jeunes solistes, que sont Carl Henri Morisset et Elie Martin Charrière sans oublier son ami de longue date, Thomas Bramerie. Cette musique bouleverse véritablement sur le plan de l’intensité, des tensions et des contrastes entre les climats.
Une musique déconcertante, mystérieuse mais toujours fascinante.
Merci à tous les musiciens pour cette très belle soirée en deux parties.
