Depuis presque trente ans, j’écoute le Jazz avec un émerveillement intact, savourant cette belle musique sous toutes ses coutures du New Orléans au Be-Bop en passant par le Swing et le modal jusqu’à la Fusion. Lorsque mi-Octobre un ami amoureux de Jazz me propose d’aller voir le contrebassiste Bernard Santacruz, je sais que je vais entrer dans un univers sonore qui ne m’est pas familier, même si je connais une facette de son jeu notamment dans le quartet du vibraphoniste Bernard Jean.
Le jeudi 13 Octobre dernier, dans le temple Protestant de la rue Grignan de Marseille, le contrebassiste se lança dans une escapade improvisée pendant une demi-heure dans cet endroit insolite.
Arrivant quelques minutes avant, j’écoute l’artiste étoffer quelques notes saisissant de temps à autre l’archet, pour atteindre une acoustique idéale. Il joue d’ailleurs une walkin’ bass be-bop qui résonne encore dans mon oreille.
Ce musicien qui aime sortir des sentiers battus, se jette souvent dans l’aventure du jeu en solo.
Avec pour seul complice son instrument, le contrebassiste attaque donc les premières notes avec une puissance et une assurance belles à voir et à entendre. Malgré le volume de cet instrument, le contrebassiste montre dès les premières secondes qu’il la maîtrise. De suite, les graves nous interpellent et nous touchent. La rondeur et la profondeur sont émouvantes. Bernard Santacruz explore des motifs qui traduisent une certaine noirceur, celle de l’âme humaine, ses tourments et ses doutes.
L’incertitude reflète sa démarche, celle d’une remise en question au quotidien.
Les doigts claquent sur les cordes. À la cinquième minute, un flot de notes se libère. À cette puissance sonore de cette contrebasse s’ajoute une dimension de mystère. J’entends quelques couleurs orientales. Ce musicien cherche à tirer des sonorités improbables de son instrument.
Dans cette configuration, il donna déjà un concert gravé sur le disque « Tales, Fables And Other Stories ». Tout seul il attaque sur cet album par des accords un peu comme des accords de puissance joués à la guitare. Que ce soit sur ce disque ou lors du concert, on entend une immersion totale.
Ce qu’il me confie après le concert fait écho à tout ce j’entends, cette volonté de repousser les limites sans cesse. Il faut dire que depuis ses premiers amours, il fit du chemin.
C’est la musique noire qui l’attire, le Rythm n’ Blues, la Soul de Ray Charles que son frère lui fit découvrir. À l’âge de 11 ans, il prend la basse électrique, travaille des tournes rythmiques sur les conseils de son frère, qui lui jouait de la guitare. Ce frère lui fera aussi découvrir entre autres le colosse Sonny Rollins.
Il forme avec des copains des groupes au sein desquels on compose les premiers morceaux sous l’influence du groupe Magma qui donnera un concert exceptionnel en 1973 et qui le marquera à vie.
Élève au Lycée Saint Charles de Marseille, un camarade lui fait découvrir le même jour le « Sacre du Printemps » de Stravinsky et « Kulu Se Mama » de John Coltrane.
Dans cette mouvance de l’improvisation libre qui est une esthétique à part entière, il me parlera entre autres du pianiste Paul Bley, du saxophoniste Dewey Redman et du pianiste et compositeur chef d’orchestre Sun Ra qu’il vit
en concert à l’automne1972 au Théâtre du Gymnase. Cette soirée épique dura presque trois heures, où danseurs et cracheurs de feu étaient sur scène. Il reçoit une « claque » et tout le public aussi. Quelque chose de “monstrueux” se passe sous ses yeux.
Précisons que ce bassiste se mit à la contrebasse à l’âge de 30 ans et intègre la classe de Jazz d’André Jaume.
Il explorera les sonorités et différents registres pour s’approcher le plus possible de l’improvisation libre. À partir des différents artistes qui l’influencèrent, il saura très vite qu’il voudra travailler avec des gens comme les saxophonistes Frank Lowe ou Charles Tyler.
Avec le premier, le contrebassiste enregistra un album en duo qui s’intitule “Short Tales” dont il signe six titres.
Pour lui c’est une évidence, l’improvisation libre accentue le concept de l’échange musical.
Sur son instrument, Bernard Santacruz développe un jeu qui fait ressentir différentes émotions comme les fêlures, les souffrances mais aussi l’espoir.
Au cours du premier mouvement improvisé de ce jeudi 13 Octobre, le contrebassiste repousse la zone de confort prend son instrument pour une percussion et ponctue ses échappées d’une basse lourde et régulière.
Entre single notes, arpèges et voicings, le contrebassiste aime la variation, la création perpétuelle dans l’instant. Cette approche suppose une grande part intuitive mais aussi une dose énorme de travail. Une autre grande figure qui l’influença est le bassiste Charlie Haden pour son approche ouverte. S’il considère ce grand Monsieur comme son idole qu’il rencontra lors d’un stage, il me parle aussi de Ron Carter un autre immense contrebassiste, ce maître des lignes très poussées.
Le second mouvement commence par des strangulations sonores qu’il arrive à produire à l’aide de son archet. Le cheminement devient plus rythmique à travers des motifs qui puisent dans les racines Africaines. On entend du palm mute cet effet qui consiste à étouffer les notes avec la paume de la main droite.
Au cours de ce mouvement plus rythmique et empreint des racines Africaines, il joue à la fin un passage d’un morceau signé Albert Ayler intitulé « Angels ».
La ligne puissante du troisième mouvement ces arpèges nous plongent dans une certaine gravité.
Enfin pour clôturer cette soirée, le contrebassiste s’illustre une nouvelle fois par une assise et une amplitude sonore impressionnantes.
Le lendemain, invité par le collectif « The Bridge Don’t Tell », le contrebassiste croisera le fer avec deux autres contrebassistes Paul Rogers et Anton Hatwitch, le guitariste Raymond Boni, l’altiste Mai Sugimoto et le baryton François Wong.
Aimant l’aventure musicale, le trio de contrebasses créa un tissu sonore d’une grande densité où l’enchevêtrement des notes peut interroger, déconcerter voire déranger.
Après avoir assisté à ces concerts, on comprend la trajectoire de ce contrebassiste qui se passionne pour la Soul et le Blues et à partir de ces racines, découvre Monk, Coltrane puis de là, creuse le sillon de l’improvisation libre.
Ces deux soirées auxquelles j’ai pu assister grâce à Patrick Thubaut, ami de longue date de Bernard Santacruz, ont été l’opportunité de découvrir des horizons harmoniques vers lesquels je ne serais jamais allé. Pour le musicien comme pour celui qui l’écoute, il est parfois important de naviguer vers des territoires plus inhabituels.
Au delà de considérations strictement jazzistiques, ce contrebassiste est un aventurier de la musique. Il la joue telle qu’il la ressent avec une grande authenticité, en communion absolue avec sa contrebasse.
Remerciements les plus chaleureux à Bernard Santacruz, cet aventurier des notes et à Patrick Thubaut sans qui la découverte de cet univers musical n’aurait pu avoir lieu.